L’apophénie et les illusions de perception

Nous sommes des unités informativores. Nous ingurgitons constamment des stimuli que nous analysons pour comprendre le monde. Tous les animaux fonctionnent ainsi, mais nous avons atteint un niveau de raffinement extrême grâce auquel notre espèce réussit des prouesses techniques, artistiques et scientifiques. Nous sommes capables d’identifier les informations pertinentes au milieu du bruit des stimulations tous azimut de notre environnement. Pensons à l’effet cocktail : au milieu d’un brouhaha informe, nous avons la capacité d’isoler un flux verbal, de le faire ressortir du bruit ambiant afin d’en comprendre le sens. Et dans le même temps, une partie de notre attention reste disponible pour un stimulus externe ; par exemple nous percevons si notre nom est prononcé, ou si une voix familière se rapproche. Cette compétence de reconnaissance de forme est le fondement de la grille de lecture qu’utilise notre cerveau pour se représenter le monde.

Sur cette image, vous êtes probablement capable de voir un animal. Mais si, concentrez-vous.

Excès de zèle

Nous sommes tellement forts dans cette tâche, qu’il nous arrive de commettre des excès de zèle. Pour s’en convaincre, on peut lire la liste des étranges coïncidences que certains ont déniché entre les vies des présidents Lincoln et Kennedy[1]. Leurs noms ont 7 lettres ; les noms de leurs assassins ont 15 lettres. Tous les deux sont assassinés un vendredi d’une balle dans l’arrière de la tête. Lincoln est abattu dans le Théâtre Ford, Kennedy meurt à bord d’une Lincoln fabriquée par Ford. Leurs successeurs meurent 10 ans après eux et s’appellent Johnson. La semaine précédant sa mort, Lincoln était à Monroe dans le Maryland, tandis que Kennedy était en compagnie de Marylin Monroe[2]. Etc. Le relevé de ces faits semble faire émerger un schéma sous-jacent et notre première réaction est de lui chercher une signification. Une signification qui est ici absente, car il est très facile de dresser une liste de coïncidences impressionnantes entre deux individus en choisissant arbitrairement certaines données parmi d’innombrables informations.

Tout est lié !!

Nous éprouvons d’ailleurs une satisfaction intime à chaque fois que nous réussissons à donner une signification à un signal ambigu ou complexe ; nous aimons comprendre. Nous aimons tellement cela que nous exagérons souvent, nous comprenons trop, parce que nous sur-interprétons. Et ainsi lit-on l’avenir dans les entrailles des oiseaux ou dans le marc de café, ou dans la position des astres, ou en tirant quelques cartes de tarot ; et la personne qui veut croire à la véracité de ces interprétations données à partir d’informations sans signification intrinsèque éprouve une satisfaction à entrevoir un sens caché qui échappe aux autres et qui lui donne le sentiment d’avoir un peu plus de contrôle sur son existence.

 

On appelle apophénie l’erreur très répandue qui consiste à voir quelque chose… qui n’est pas là. C’est la capacité à identifier une forme, à faire émerger un sens dans ce qui est en réalité du bruit statistique.

 

Une origine naturelle

Pour comprendre d’où vient cette capacité étonnamment répandue, remontons notre arbre généalogique sur des centaines de milliers, des millions de générations. Revenons 100 millions d’années dans le passé. À cette époque, notre lignée évolutive est présente sous la forme d’un animal qui est aussi le futur ancêtre des rongeurs, des lapins et des écureuils volants, et il devait ressembler à l’Eomaia, long de 12 cm, lourd de 25g. C’est un animal de taille réduite dans un monde peuplé de dinosaures.

Pourtant, déjà, il possède un cerveau de mammifère, et surtout à la différence de la majorité des espèces qui l’entourent : il va transmettre ce cerveau à des descendants qui s’en servent encore 100 millions d’années plus tard. Et il y  a une raison à ce succès évolutif, parce que l’évolution n’est pas régie par le hasard mais par la sélection naturelle, qui est l’inverse du hasard. Notre petit ancêtre possède des caractéristiques qui lui confèrent un avantage déterminant pour la survie. Et son cerveau est au diapason, car c’est un organe de survie avant d’être un outil pour philosopher.

 

L’erreur de seconde espèce versus la sélection naturelle

À présent, imaginons que vous êtes cet ancêtre éloigné. Un bruit attire votre attention dans un buisson. Deux possibilités : ou bien c’est un danger, ou bien ce n’en est pas un. Il s’agit peut-être d’un prédateur s’apprêtant à surgir, ou bien ce n’est que le vent. Ces deux possibilités n’ont pas les mêmes conséquences pour vous. Si un prédateur est bien là, c’est votre vie qui est en jeu, et vous avez intérêt à réagir rapidement. Vous-même êtes en vie parce que vos parents avant vous ont réussi à ne pas se faire dévorer à l’improviste, ils étaient sans doute capables de reconnaître un danger, et ils vous ont transmis cette aptitude.

Le petit animal que vous êtes se trouve face à un test d’hypothèse. Il doit répondre à la question : le danger que je perçois est-il réel ? Si vous commettez une erreur de première espèce, c’est à dire un faux positif, vous commettez l’erreur d’identifier un danger là où il n’y en a pas. Conséquence : vous adoptez un comportement de fuite, vous éprouvez un stress relativement fort, et puis voilà. Le coût de cette erreur n’est pas susceptible de vous peser bien longtemps.

 

L’erreur de seconde espèce est la situation diamétralement opposée : le faux négatif. Vous avez échoué à reconnaître le danger qui était bien là. Et là c’est tout simple : vous n’aurez plus jamais l’occasion de refaire une erreur de ce type. Votre mort élimine vos gènes au bénéfice des gènes de ceux qui ne commettent pas ce type d’erreur.

Au fil des générations, et depuis des millions d’années, la nature a éliminé les individus qui avaient tendance à commettre l’erreur de seconde espèce. Et nous sommes le résultat de ce long travail de la nature et de la logique sur la matière vivante. Ce mécanisme extrêmement simple a de profondes conséquences sur la fixation dans les lignées évolutives des aptitudes à percevoir et identifier les formes dans l’environnement.

 

L’apophénie[3] n’est donc un défaut de notre cerveau que si l’on regarde le cerveau pour ce qu’il n’est pas ; il n’est pas fait pour penser rationnellement, réaliser des statistiques ou pratiquer le scepticisme scientifique. Le cerveau pilote notre corps avec des comportements qui ont donné par le passé la preuve de leur utilité dans la survie des individus. Point. Notre reconnaissance abusive des formes dans l’environnement n’est donc pas un défaut, c’est bel et bien un atout, historiquement… sauf que le monde actuel tend de nouveaux pièges d’autant plus pernicieux et périlleux que notre cerveau y tombe avec plaisir, voire volontairement.

 

L’horizon d’attente

Aucun d’entre nous ne s’attend à croiser une girafe dans un couloir ou un paquebot sur un parking. Et de fait, il ne vous est certainement jamais arrivé de si mal percevoir votre environnement que vous ayez pu croire avoir observé ces choses-là. Pourtant il est probable que vous ayez commis fréquemment des confusions moins étonnantes. Par exemple, une feuille tombée d’un arbre dans votre dos vous fait sursauter car vous croyez sentir une araignée se déplacer sur vous avec ses huit pattes (qui ne sont pas là). Il nous est tous arrivé un jour de croire reconnaître un ami dans la rue, ou de penser avoir entendu la voix de quelqu’un de proche avant de réaliser notre méprise.

Cela se produit parce que nous sommes habitués à rencontrer une certaine gamme de stimuli, tandis que d’autres nous sont totalement étrangers. Notre cerveau est donc préparé à l’avance, conditionné pour répondre bien plus rapidement à des situations familières. On parle d’effet d’exposition. Lorsque nous avons été exposés à certains stimuli (des objets, des voix, des situations, des thèmes), cela augmente la probabilité que nous percevions ces stimuli alors qu’ils ne sont pas là. Nos expériences passées façonnent un horizon d’attente, une grille de lecture avec des schémas préétablis qui fonctionnent sur un mode binaire : le bon stimulus va immédiatement activer l’un de nos schémas de manière à déclencher un comportement adapté. Parfois un stimulus vaguement ressemblant va activer par erreur l’un de ces schémas, et l’espace d’une seconde nous croyons avoir perçu quelque chose. Toutefois l’impression ne persiste pas, elle est trop fugace pour qu’on puisse prendre conscience de sa nature.

 

C’est là que les illusions d’optique peuvent se montrer des outils précieux, car elles sont des signaux ambigus et persistants. Par exemple, le dessin de la fourche du diable allume dans notre cerveau la vision en trois dimensions d’un objet avec deux branches… mais aussi celle d’un objet avec trois branches. Sauf que nous ne pouvons pas voir ces deux objets en même temps, et qu’en réalité aucun des deux n’est réellement dessiné. Il nous est même très compliqué de réussir à voir le dessin tel qu’il est, parce que rien dans notre expérience quotidienne des objets physiques ne nous a préparé à répondre à ce genre de stimulus.

La conséquence est que nous percevons ce que nous nous attendons à percevoir. Les témoignages sur les ovnis sont bien plus nombreux quand, la veille, la télévision a diffusé un programme qui parlait d’ovnis. Ce sont des chrétiens qui croient voir le visage de la Vierge Marie apparaître sur des toast ou le visage de Jésus sur des taches d’humidité. De la même manière, les narcissiques pensent abusivement qu’ils suscitent envie et admiration tandis que les paranoïaques s’imaginent être la cible de malveillance s’ils découvrent une éraflure sur leur voiture. Quant à ceux qui pensent que des groupes occultes cherchent à les manipuler, ils trouveront aisément à reconnaître les signes qu’on les manipule. Et toutes ces erreurs sont d’autant plus faciles à commettre qu’elles se nourrissent au biais de confirmation d’hypothèse, un biais qui nous affecte tous, celui de négliger —inconsciemment— les faits qui contredisent ce que nous pensons savoir.

 

Les formes incomplètes

Nous avons dit que le cerveau utilise une gamme de concepts qui s’allument en fonction des stimulations. Par conséquent, quand nous croyons avoir conscience des objets qui nous entourent, nous avons en réalité conscience des concepts des objets qui nous entourent. Bien sûr, les objets sont là indépendamment de ce que nous croyons voir, mais il nous arrive de confondre un trombone avec une épingle à nourrice.

La gamme des concepts stockés dans la mémoire vive de notre esprit est dynamique, elle est remise à jour au fil de nos expériences. Il y a néanmoins des constantes. L’une des plus courantes est que les objets que nous rencontrons sont complets. Comme nous ne croisons jamais une moitié de chien, quand il nous arrive de percevoir, dans des conditions de visibilité réduite, une forme qui nous rappelle une tête de chien, notre cerveau nous dit qu’il croit avoir vu un chien entier. Nous sommes donc capables de voir l’invisible, des formes qui ne sont pas réellement là et que nous n’avons donc pas réellement perçues. Mais il y a encore plus invisible que ça.

 

Le monde invisible (la sphère sociale)

Les lecteurs de ce texte sont des primates, et à ce titre, ils possèdent une expertise stupéfiante dans la reconnaissance des visages. Cette faculté permet de distinguer les individus familiers des étrangers (potentiellement dangereux) et aussi de comprendre autrui ou de s’en faire comprendre à travers les expressions. L’importance des relations entre les individus est telle que nous sommes devenus des spécialistes de la détection des visages et que notre schéma mental « visage » s’allume pour un rien. Nous pouvons tous reconnaître avec une facilité déconcertante des visages à peu près n’importe où, y compris dans des images très sommaires. C’est notre grande spécialité en matière de reconnaissance des formes. Et quand nous faisons l’expérience d’une paréidolie, c’est bien souvent un visage qui surgit.

 

Et c’est derrière ces visages que se trouvent les innombrables concepts qui constituent une proportion considérable de notre représentation du monde : tous les concepts impliqués dans les relations sociales.

À l’instar des grands singes, de quelques grands mammifères (dauphins, éléphants) et peut-être d’autres animaux sociaux, nous avons dans notre cerveau l’équipement nécessaire pour avoir accès à la connaissance des états mentaux d’autrui, c’est ce qu’on appelle la Théorie de l’Esprit. Et c’est cette faculté, en séparant les entités physiques des entités mentales, abstraites, qui nous ouvre les portes du véritable monde de l’invisible.

 

De l’invisible partout

Nous voyons l’invisible tous les jours. D’abord parce que l’évolution a produit des animaux dont le module de reconnaissance des formes est en position hypersensible. Ensuite parce que la représentation mentale du monde dans laquelle nous vivons est centrée autour des concepts les plus fréquemment stimulés, ce qui nous rend plus susceptibles de les « voir ». Et aussi parce que chaque fois que nous interagissons avec un autre animal, nous agissons en réponse à des concepts abstraits que sont les intentions, les besoins et les représentations d’autrui.

Le fonctionnement de base de notre cerveau est amplement suffisant pour nous inciter à (croire) percevoir des signaux dans des jeux de données aléatoires, et à acquérir des certitudes infondées sur l’existence de phénomènes qui résultent d’une mauvaise interprétation du réel. Tous les ingrédients sont réunis : apophénie, effet d’exposition et théorie de l’esprit, pour générer la puissante illusion d’agent impliquée dans la plupart des croyances surnaturelles et des théories conspirationnistes.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que si nombreux soient les témoignages proprement incroyables de phénomènes mystérieux ou mystiques. Étant donné notre équipement cérébral de survie, c’est leur absence qui serait un miracle.

 

Notes :

[1] Coïncidences entre Lincoln et Kennedy
[2] Sauf que cette coïncidence-là, trop belle pour être vraie, est effectivement fausse. Et pour cause : Marylin Monroe était morte un an avant Kennedy. Et puis il n’y a pas de ville appelée Monroe dans le Maryland. Comme quoi, il faut toujours lire les notes de bas de page.
[3] L’apophénie (en anglais)

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